Razika Adnani plaide pour une profonde réforme de l’islam

L’auteure réfute l’idée d’un Coran incréé, celle d’une charia valable aujourd’hui encore et exhorte à l’examen des textes qui appellent à  la violence et à la discrimination.

Adnani2.JPG

Razika Adnani est à l’opposé d’Asma Lamrabet question remèdes, mais elle fait le même diagnostic dans son livre «Islam: quel problème? Les défis de la réforme». Elle aussi voudrait bien faire fondre la doctrine gelée de sa religion. Mais pas au nom d’une vision idéalisée de celle-ci: par l’appel à la raison, à l’esprit critique, à la liberté de penser. L’ambition est immense dans une conjoncture mondiale en plein glissement vers le conservatisme.

La tentative est rafraichissante. Ici, pas d’apologie de l’islam, pas de mise en accusation de l’Occident, exit Tariq Ramadan «qui avance d’un pas et recule d’un autre», et revisitation des dogmes. Elle remet en question le plus intouchable, celui du Coran incréé.

Adnani plaide pour un rôle prépondérant de l’idjtihad, soit l’effort d’interprétation personnel des textes. Pour l’heure, convient-elle, c’est un de ces mots-trompe l’œil qu’invoquent les religieux mis en difficulté par un adversaire. En réalité, les cautèles qu’ils posent à cette liberté équivalent à la vision orthodoxe.

La démonstration de l’auteure est rigoureuse et pédagogique. Elle résume d’abord les grandes étapes de la pensée musulmane. Durant cinq siècles, souligne-t-elle, les controverses sur les textes sacrés étaient intenses et le débat ouvert. En témoigne l’importance du courant muatazilite qui conteste l’idée du Coran incréé et attribue un rôle à la raison dans l’analyse des textes. Cette école a eu une forte influence jusqu’à devenir la doctrine officielle du califat.

A partir du IXe siècle, «…le courant opposé à l’intelligence a reçu un appui croissant de la part des musulmans». Et les muatazilites disparaissent sans retour au XIIe siècle. Dès lors, les littéralistes feront la loi, au propre comme au figuré.

La pensée s’effondre

C’est le wahhabisme apparu au XVIIIe siècle, qui cimentera tout ce que le Coran et les hadiths charrient d’injustices. Au programme: application de la charia, suprématie du droit divin, refus de la raison. Le statut de Coran incréé devient vérité absolue. Les exégètes sont des maniaques du passé. Cette clôture mentale conduit à «un effondrement de la pensée et de l’intelligence».

Il y a bien eu quelques tentatives de renouvellement. Au XIXe siècle, le mouvement de la «Renaissance» a fait souffler un vent de dynamisme, mais bien timide. Au final il est resté «conservateur et salafiste». Au XXe siècle, d’autres intellectuels revendiquent des principes nouveaux: laïcité, démocratie, égalité entre hommes et femmes. Même échec. Leur voix «a fini peu à peu par se taire devant celle des docteurs de la religion très orientée vers le passé et de plus en plus imprégnée du wahhabisme. À partir de la fin du XXe siècle, toute autre façon d’entendre ou d’envisager la réforme a été considérée, quasiment à l’unanimité, comme une menace pour l’islam et une sortie de la religion.»

 

Adnani_Finkiel_Bruckner.jpg

En débat avec Alain Finkielkraut et Pascal Brückner (de dos).

Adnani développe un point central dans cette approche: dès qu’il y a commentaire, précisions, explications, la pensée est à l’œuvre. Exemple de base: la version originale du Coran ne comprend pas de ponctuation. En introduire une est déjà de l’interprétation. Les théologiens cherchent les «circonstances de la révélations» de tel verset par d’autres versets ou par les hadiths pour préciser leur sens. Si celui-ci était donné, ce ne serait pas nécessaire. D’où cette déduction: «L’islam que les musulmans connaissent et pratiquent est un islam construit à partir d’un islam révélé.» Tout commentateur ne devrait pas déclarer «voilà exactement ce que Dieu veut dire», mais «voilà ce que je pense que Dieu veut dire».

L’auteure conteste la distinction classique que font les oulémas entre versets explicites et implicites. Pour elle, rien ne distingue dans le texte ceux qui le sont de ceux qui ne le sont pas. «Ce sont les commentateurs et les juristes qui en ont décidé ainsi, et cela depuis plus de quinze siècles.»

Même les versets apparemment les plus explicites sont sujets à controverse. Par exemple, presque tous les savants et juristes approuvent l’abolition du châtiment de la main coupée des voleurs, verset apparemment fort explicite. Mais malheureux hasard, ils en gardent d’autres à l’apparence tout aussi claire, qui concernent surtout les femmes: le voile, la polygamie, l’héritage, le mariage, le divorce…

Elle en développe quelques-uns en montrant les contradictions des exégètes. Et condamne, comme tant de femmes et féministes, cette injonction à dissimuler son corps pour protéger les hommes de leurs pulsions.

Innovation interdite

Les commentateurs invoquent le Coran incréé, soit des lois intemporelles qui ignorent l’évolution des sociétés. Pour eux, toute innovation est un égarement. La société doit s’adapter à la charia, puisque les règles juridiques et morales de l’islam sont immuables. Pourtant, cette charia, reconnait Adnani, pose de grands problèmes. On a comme l’impression que l’auteure jetterait volontiers le corpus à la poubelle. «Aujourd’hui, la vision de l’islam des juristes, qui ne conçoit l’islam qu’à travers la charia, s’impose. Des lois qui sont conçues pour la société arabe du VIIe siècle ne sont pas adaptées aux nouvelles conditions culturelles et sociales des musulmans…» Or, observe-t-elle, ces injonctions s’opposent aux valeurs de l’Occident et interdisent l’intégration de leurs adeptes en son sein.

Adnani appelle les musulmans à la cohérence à propos de l’islam. Qu’ils «n’affirment plus jamais qu’il est une religion d’égalité, tout en maintenant les femmes dans une position d’infériorité», «plus jamais que c’est une religion de justice» tout en discriminant les minorités religieuses, «plus jamais que seul Dieu est parfait» tout en prétendant que leur savoir équivaut à celui de Dieu.

Exit pour elle les appels au padamalgame clamés après les attentats. «Cette dérobade» ne permet pas aux musulmans d’affronter les questions qui fâchent, de chercher à comprendre pourquoi, si l’islam est une religion de paix, ces atrocités se poursuivent. «Il est du devoir des musulmans de savoir pourquoi ces actes sont commis au nom de leur religion.» Ils doivent «se poser des questions essentielles»: que s’est-il passé au cours de l’histoire de cette religion? Qu’y a-t-il dans les textes? Que disent les théories qui ont participé à la construction de cette religion?

Examiner les versets qui fâchent

Et que les religieux cessent de citer des versets du Coran ou des hadiths de Mahomet qui prouveraient que l’islam est une religion de paix, de tolérance et d’égalité. Là encore, «…il ne faut pas passer sous silence ceux qui appellent au Jihad, à la soumission de la femme et privent les minorités religieuses de leur statut de citoyen à part entière». Il faut entre autres poser «la question des versets qui incitent à la violence».

Surtout que cette négation du lien entre islam et violence fragilise en particulier les jeunes face à l’offensive salafiste. «Placés devant des versets qui appellent à la guerre et devant la jurisprudence des anciens qui fait du Jihad un devoir sacré pour tout musulman, confrontés à des versets qui instituent la dhimmitude et légitiment la soumission des femmes, les jeunes se retrouvent dépourvus de tout élément de réponse et du savoir nécessaire pour rétorquer et se protéger.»

Aborder ouvertement et clairement ces versets, c’est pour elle la première étape du processus de réforme de l’islam. Il faut aussi le libérer de l’emprise de la politique dont il est l’otage depuis des siècles.

L’auteure souhaite une réforme qui s’oriente vers l’avenir, une pensée musulmane neuve, un islam en harmonie avec la société contemporaine. Mais comme pour Lamrabet, on se demande comment faire approuver des réformes alors que toutes les institutions majeures de l’islam sont aux mains des orthodoxes et que les populations se tournent de plus en plus vers le fondamentalisme.

Cela dit, les discussions des thèses réformatrices sont vives entre intellectuels musulmans, y compris dans certains pays arabes. On peut y puiser un léger espoir.

UPblisher, 204 p., 2017

 

 (Paru dans dreuz info)