1. URSS, Chine, etc. : une cécité baignée de sang
Comment expliquer le silence des intellectuels sur les atrocités staliniennes et maoïstes ? Pourquoi le soutien à des représentants du totalitarisme n’a-t-il pas cessé depuis lors? Rappels et découvertes.

Dans un de ses récents livres, Pierre-André Taguieff explore «Le nouvel âge de la bêtise». Il porte un regard féroce sur les intellectuels marxistes du XXème siècle, à commencer par les admirateurs de l’URSS et de la Chine. Je me suis inspirée de cet ouvrage pour analyser plus avant ces tragédies. Vertige…
Comment l’élite la plus cultivée, la plus brillante a-t-elle à ce point s’aveugler? Et même soutenir de nouveaux tyrans tels Khomeiny, Castro, Chavez, Hamas… Et ne jamais s’excuser. J’ai tenté de comprendre. J’ai découvert dans ce parcours quelques esprits libres et un magnifique humaniste.
«La mythologie révolutionnaire par son manichéisme a transformé les intellectuels engagés en imbéciles fascinés, emmurés dans leur bon camp, indifférents aux faits, niant toute réalité susceptible de déranger leur confort mental.» (Taguieff)
Quelques rappels.
Au XXème siècle, les totalitarismes susceptibles de faire perdre ses facultés intellectuelles ou tout simplement son bon sens à une bonne partie de la jeunesse ont été variés, et certains militants, principalement de gauche et d’extrême gauche, n’en ont manqué presqu’aucun. Les espoirs les plus fascinants, par ordre d’apparition : URSS (1917), Chine (1949), Cuba (1959), Cambodge (1975), Iran (1979), Venezuela (Chavez 1999), et depuis le début des années 2000 «Palestine». Moins connue, l’Erythrée est soutenue par les gaucho-marxistes dans son combat pour l’indépendance de l’Ethiopie gagnée en 1993. Le leader est toujours à la tête du pays devenu une dictature sanguinaire.
Il faut un coupable à tous les malheurs du (tiers) monde. Il est tôt trouvé: l’Occident «dominateur, exploiteur et impérialiste». Et plus encore les Etats-Unis. Je n’exonérerai pas leur responsabilité mais la lucidité à propos des USA contraste avec la cécité absolue des activistes marxistes face aux cimetières que remplissent leurs idoles du moment.

Il faut aussi une idéologie qui nourrisse la pensée des justiciers, ce sera le marxisme. Lutte des classes, propriété des moyens de production, force de travail, plus-value, aliénation, dictature du prolétariat… Les militants décortiquent avec fièvre la nouvelle religion à laquelle les aliénés qu’ils prétendent défendre ne comprennent goutte.
Pendant ces études passionnées, des machines à tuer s’enclenchent.
Révolutionnaire et sanguinaire
Les réalités de la Révolution russe où régna Staline une trentaine d’années sont très vite accessibles aux militants. Mais les dénonciations de quelques rares esprits et les voyages organisés pour les croyants n’ouvrent les yeux qu’à une petite frange de dévots.
Romain Rolland, compagnon de route du PC, est invité par Maxime Gorki en 1935. Il discute longuement avec Staline et se convainc que l’antifascisme est indissociable de la défense de l’URSS, opinion partagée parmi tant d’autres par Louis Aragon, Paul Nizan, André Malraux et rappelée lors d’un congrès d’écrivains organisé à Paris en 1935. «Dans ce milieu politico-littéraire, relève Taguieff, la glorification de Staline est un exercice obligé.»
Après quelques doutes, la signature du Pacte germano-soviétique éclaire définitivement Rolland: «Cette magistrale scélératesse me dégoute à jamais du Kremlin».
Au contraire, Louis Aragon restera communiste et stalinien jusqu’à sa mort en 1982. Il déclarera en 1963 qu’il s’est rendu 23 fois en URSS.… «Il vantait en termes lyriques les mérites du système concentrationnaire soviétique, le Goulag, comme instrument privilégié de «la rééducation de l’homme par l’homme». (Taguieff)
Panaït Istrati l’exception

Entre 1927 et 1929, au moment où Staline prend le pouvoir, un compagnon du Parti communiste français, le romancier d’origine roumaine Panaïtvoyage en URSS et découvre déjà la vraie nature du régime soviétique. Celle-ci lui inspire l’ouvrage «Vers l’autre flamme, confession pour vaincus» où il décrit «l’exploitation impitoyable des travailleurs par une bureaucratie prête à tout pour défendre ses privilèges». ( L. Janover). C’est à lui qu’on doit cette réplique à ceux qui lui font remarquer qu’«on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs» : «Je vois bien les œufs cassés, mais où donc est l’omelette?»

Le récit qui conte son périple de 16 mois en URSS sort en 1929. C’est le premier révélateur de la dictature stalinienne.
En France, les communistes et leurs alliés se déchainent contre l’auteur.
André Gide cite ce qui est probablement à la racine de beaucoup de vocations militantes : «Ce n’est point du tout la lecture de Marx qui m’a amené au communisme. (…) c’est que la situation qui m’était faite dans ce monde, cette situation de favorisé, me paraissait intolérable.»
Les découvertes d’André Gide
Fervent soutien de l’URSS, Gide accepte l’invitation des autorités bolchéviques en 1936. Accompagné de quatre amis, il a droit à la panoplie du tourisme révolutionnaire : visites d’usines-modèles, de sanas, de kolkhozes, de sovkhozes, fêtes des pionniers, spectacles, etc.

La délégation perçoit pourtant peu à peu des réalités que leurs aimables cerbères s’efforcent de dissimuler. «Dictature du prolétariat, nous promettait-on. Nous sommes loin du compte, écrit Gide dans une note. Oui : dictature, évidemment; mais celle d’un homme, non plus celle des prolétaires unis, des Soviets.» Il constate qu’un système totalitaire a émergé et l’écrit en 1937 dans son livre « Retour de l’URSS » qui sera suivi d’un réquisitoire plus argumenté, «Retouches à mon retour de l’URSS».
Les fidèles ne vérifient rien, ils trainent dans la boue le traître. En 1945 encore, 16 ans après Istrati et 8 ans après Gide, Arthur Koestler subira le même traitement pour «Le zéro et l’infini».
A cette période, le Camarade Staline enclenche la Grande terreur. Il fait procéder à des dizaines de milliers d’exécutions et cause des centaines de milliers de victimes purgées, exécutées, envoyées au goulag, délibérément affamées. Des peuples entiers sont déportés vers les régions les plus hostiles du pays. Plusieurs analystes soulignent l’absence complète de sentiment de Staline lorsqu’il prend des mesures radicales et ordonne des exécutions en nombre.
A ces millions de victimes se sont ajoutées les pertes de la Seconde Guerre mondiale, dans laquelle Staline a aussi une grande responsabilité.
Au total environ 20 millions de morts, civils et militaires.

Dans les archives d’André Gide, on découvrira après sa mort, que les contacts entretenus avec lui ont été utilisés dans plusieurs procès intentés à des interlocuteurs ou interprètes qui « sont fusillés, meurent au Goulag ou se suicident ».
Gide a vu, a compris, a écrit. Pourquoi si peu d’autres? Et pourquoi cette absence d’empathie, de curiosité, d’humanité?
Un des phares intellectuels du moment, Jean-Paul Sartre, n’y voit goutte. Il soutiendra l’URSS jusqu’en 1968, puis la Chine.
Désastre économique et atrocités humaines:
le «Grand Timonier»
L’engouement pour la Chine débute quand le « pays des soviets » devient un anti-modèle. Le Quartier latin et des intellectuels de tous bords ont trouvé une autre fabrique de l’homme nouveau. Quasi personne parmi l’élite en fusion n’a la moindre idée de ce qui se passe dans ce pays et, là aussi, les voyages de sinologues et autres activistes n’aboutissent à aucune prise de conscience. L’enthousiasme est à son comble, l’élite danse sur le corps des suppliciés.

Le bilan de Mao est estimé à des dizaines de millions de morts et une somme de souffrances incommensurables. Les familles déchirées, les amis exécutés, la détresse de tous ceux qui savent, mais ne peuvent dire.
Dès 1957, Mao déclenche la «Campagne des Cent Fleurs» qui autorise la critique du Parti. Celle-ci est si violente que le dictateur passe à une féroce répression.
En 1963, Simon Leys, étudiant belge tombé amoureux de la Chine lors d’un voyage d’études, rédige son doctorat sur un peintre à Hong-Kong. Il apprend le chinois qu’il maîtrisera à la perfection. De 1967 à 1969, pour gagner quelques sous, il fait des recherches et la lecture de la presse pour le consulat de Belgique. Il réalise qu’une terrible lutte de pouvoir se joue entre Mao – qui sortira vainqueur – et le Parti.
Leys est le témoin de la répression par les récits des réfugiés qu’il rencontre et par le spectacle des suppliciés: « J’avais la réalité atroce de la terreur maoïste devant les yeux, les cadavres dérivaient au fil de l’eau et venaient atterrir sur les rives de Hong-Kong où j’étais. » Il abandonne alors une partie de ses projets d’étude pour tenter de faire émerger la réalité du régime.

Pour éviter d’être écarté, Mao lance en 1964 une nouvelle campagne, « le Grand Bond en avant », censé faire atteindre en quinze ans le même niveau industriel que la Grande-Bretagne. Il s’appuie sur les paysans – qui n’ont évidemment aucune compétence scientifique. Mais Leys le souligne : Mao déteste le savoir. Pire : un film explique qu’en appliquant la politique du Timonier, on fait pousser plus vite les cacahuètes. Les récoltes sont désastreuses. Le Grand leader accuse les moineaux de manger les graines. Paysans et soldats en tuent alors par millions. Les criquets prennent la place. Une terrible famine conduit certains parents à manger des enfants. Des villages entiers ne comptent plus âme qui vive. Environ 40 millions de Chinois périront.
Pas déçu par ses campagnes et à nouveau menacé d’être écarté, Mao en lance une nouvelle : la Révolution culturelle. Elle est d’abord animée par la jeunesse, les «Gardes rouges». Elle vise les «ennemis de classe», surtout les intellectuels, et entend éradiquer les valeurs traditionnelles. Le culte de Mao, créé dès l’enfance par un implacable lavage de cerveau est devenu démentiel. De nombreux jeunes iront jusqu’à dénoncer leurs parents. D’abord envoyés dans les campagnes, condamnés à des autocritiques, beaucoup de Chinois cultivés ou exerçant simplement un métier enviable sont mis à mort.
La France intellectuelle applaudit

Nulle part ailleurs qu’en France, l’enthousiasme pour cette dictature responsable de la mort d’environ 60 millions de Chinois, n’a été poussé aussi loin. Simon Leys scandalisé par l’ignorance de ces dévots ignares révèle le vrai visage de Mao dans « Les habits neufs du président Mao » basé sur son travail pour le consulat belge. Le livre sort en 1971 alors que les activistes sont encore plongés dans les luttes soixante-huitardes et la perspective du Grand soir chinois.
Leys déchire l’image entretenue en Occident sur la Grande Révolution, cette «gigantesque imposture». Page après page, il dresse l’effroyable bilan. Son récit est peu remarqué ou très décrié. Le Monde et Libération – tout juste né – le démolissent.
Une partie de la gauche assume la violence en citant une phrase du monstrueux dictateur : «La Révolution n’est pas un dîner de gala.»
«Réactionnaire», «renégat», «livre empli de ragots», clament au Quartier latin les adeptes de Mao. Parmi eux Jean-Paul Sartre, Philippe Sollers, Roland Barthes, Michel Foucault, Benny Lévy, André Glucksmann…
En 1974, Philippe Sollers et Roland Barthes font un voyage organisé au pays de l’homme nouveau. Ils ne voient rien de la réalité atroce de la terreur maoïste, ni le désastre économique.
La presse, toujours soucieuse d’écrire dans le sens du vent, choisit deux de ses armes favorites face à Simon Leys, la calomnie et le silence. Jean-François Revel sera l’un de ses rares soutiens.
Ce n’est que douze ans après «Les habits neufs…» que le sinologue est invité à Apostrophes. Il peut s’exprimer pour la première fois à la télévision. Une maolâtre est présente, Maria-Antonietta Macciocchi, pour un livre de 500 pages qui fait l’apologie du « paradis socialiste » et l’éloge de la Révolution culturelle. Leys la réduit en miettes et va dès lors s’affirmer au public pour ce qu’il est : un chercheur brillant, un connaisseur hors pair de la Chine et un humaniste. Il a consacré une bonne partie de sa vie à faire émerger la réalité de l’ignoble tyrannie. Il l’a doublement payé : par la difficulté de faire connaître l’œuvre diabolique et l’abandon obligé d’une carrière de prof à Paris.

Voir ce beau documentaire qui fait la part belle à Simon Leys et montre le degré de bêtise des intellectuels parisiens. On y voit Franz-Olivier Giesbert s’arracher ou presque les cheveux en observant: «Ils n’apprennent rien !» Pierre Haski, aujourd’hui à France Inter, trouve cette seule excuse de leur aveuglement: ce régime «nous a tant fait rêver».
On le verra dans le prochain papier « Les élites renient la Chine pour d’autres chimères »: ils n’ont toujours rien appris.